D’Allinges à Habère-Lullin dans le Chablais (Haute-Savoie) – 11 août 2023
La montée au Mont Forchat
Ma montre de sport enregistre, via son capteur au poignet, ma fréquence cardiaque, mon allure (nombre de minutes au kilomètre), la distance parcourue, l’itinéraire, l’altitude… Big Brother en mode menottes ! Mais, bluethooth aidant, mon téléphone me dessine la carte du tracé effectué ce 11 août :

Ma destination du jour, ce Mont Forchat, fut trouvée dans le livre de Guy Barrey : « Pèlerinages de France »1. C’est dans cet ouvrage que je trouverai moult inspirations pour mes futurs vadrouilles pérégrinantes : la France est parsemée d’une multitude de sanctuaires de toutes sortes et j’ai le luxe de m’offrir ainsi de longues années de marches. C’est précisément ce que je voulais…

Le Mont Forchat est un petit sommet (1539 m) qui domine la Vallée Verte, dans le Chablais. Cette vallée, où sont blotties Habère-Poche, Habère-Lullin, Boëge (et son monastère de Béthléem) descend au sud vers la large vallée de l’Arve. Au sommet du Forchat, se trouve une statue de saint François et il s’y déroule chaque dernier dimanche de juillet un pèlerinage. Étape donc indispensable sur ma route. Pour l’heure je m’éloigne des châteaux visités ce matin :

Allinges rapetisse peu à peu à l’horizon, mon chemin s’étire dans une agréable campagne. Je savoure sa sérénité et sa douce chaleur estivale. Je goûte longuement dans l’action de grâce ce départ tant attendu, tant espéré depuis plus de dix ans. C’est aujourd’hui mon deuxième « premier jour ». Je repense au jour 1 de Québec-Mexico et m’aperçois qu’aujourd’hui n’a rien de l’ambiance des grands départs lointains pour le long cours. « Commencez petit ! » m’avait dit une amie. Aux États-Unis, mon look de baroudeuse intriguait et l’on venait vers moi facilement. Ici, le marcheur fait légion et je passe inaperçu. Ce modeste anonymat me semble de bon augure.


La route s’élève, dominant de plus en plus le Léman. Là bas, au loin, le Jura. Je traverse le Redon, Draillant, longe la D12 puis la D246 qui monte au col des Moises. Dès que possible, je quitte le goudron pour les sentiers. Je ne croise personne, strictement personne. Mais étrangement, par deux fois aujourd’hui, quelqu’un se trouvera sur ma route précisément quand un doute survient quant à l’itinéraire. Géographe plus que chauvine, j’affirme que la France a largement les meilleures cartes du monde. Pourtant, régulièrement, la carte diffère du terrain. Certains chemins apparaissent ou disparaissent, selon je ne sais quel critère. J’ai l’habitude. Mais comme je déteste les kilomètres supplémentaires (oui, oui !), je développe ce 6ème sens : le flaire, le pif, cette intuition du terrain, comme ici, à travers le taillis, pour trouver la piste aussi incertaine sur la carte que sur le terrain :

Peu après, mon flaire bugue : à un croisement, le terrain compte davantage de chemins que ma carte. J’hésite, mais une jeune maman se trouve là, assise avec ses deux enfants, à faire des bulles à l’ombre. Elle m’indique la bonne direction et je repars. De nouveau, c’est désert. Pas un chat à l’horizon. J’arrive à Trécout. Rebelotte, des randonneurs apparaissent et m’indiquent un chemin qui monte directement là où je vais : large sentier pourtant inconnu de ma carte. Mon ange gardien adore m’accompagner dans mes vadrouilles.




Dans les bois sombres, je repense à un rêve que j’ai fait, il y a quelques jours. Je me voyais seule en pleine montagne, aux confins de la forêt et des alpages, en fin de journée, entre chien et loup… Et justement, je m’aperçois que je suis cernée par une importante meute de loups. Les loups me fascinent, mais je suis réaliste, cela va mal se finir pour moi. Que faire ? Se réveiller !
Peu après ce rêve étrange, je lis la vie de saint François2. L’auteur, le père Michel Tournade, raconte cet événement du 20 février 1595. François est hébergé par le baron d’Hermance au château d’Allinges. Il part quotidiennement en mission auprès des habitants protestants des environs pour les ramener à la foi catholique. Son cousin, le chanoine Louis de Sales, qui l’accompagnait au début de sa mission, s’est retiré, effrayé par les dangers de la mission. Notre jeune prêtre François est désormais seul. Ce 20 février, il rentre à la citadelle après une prédication devant à peine trois pelés et cinq tondus, mais qui a porté du fruit.
« Les pas du missionnaire crissaient donc joyeusement dans la neige. […] [En dépit du froid mordant], il n’aurait pas de difficulté à retrouver son chemin. Dans moins d’une demi-heure, il frapperait, essoufflé et échauffé par la rude montée verglacée, à la lourde porte du poste de garde, et retrouverait feu et nourriture auprès des soldats qui avaient ordre de guetter son retour. Il ne savait pas encore que les choses ne se dérouleraient pas ainsi.
Car soudainement son sang se glaça. Un hurlement assez proche résonna.[…] Les loups, descendus des montagnes, prenaient possession des bois enneigés des plaines, cherchant des proies pour calmer leur faim. […] Il se mit donc à courir énergiquement malgré la neige qui entravait sa course. Mais il dut s’arrêter net.
Devant lui, à une distance qui lui parut incroyablement courte, deux yeux brillaient de manière inquiétante. » 3
Il est vite encerclé par la meute au grand complet. Que faire ? Ne surtout pas s’endormir ! Il grimpa à un arbre aussi haut que possible. Les loups, eux, commencèrent le siège au pied du tronc, se doutant que leur proie, rapidement engourdie par le froid et la nuit, leur tomberait tout cru entre les canines. « « Ce sont de vrais Chablaisiens, ils n’hésiteront pas à bouffer du curé », pensa-t-il encore, étonné de faire de l’humour dans de telles circonstances. »4 Il s’arrima alors à une branche avec sa ceinture et commença une nuit interminable. L’on vint, finalement, le descendre de là, engourdi mais vivant.


Exceptionnellement, ces photos ne sont pas de moi ! Et je déduis une différence entre les saints et moi : eux vivent leurs épreuves en vrai et moi, adoucies dans le rêve. Mais dites-moi, saint François, question subsidiaire : pourquoi n’avez-vous pas tout simplement parlé aux loups comme l’aurait évidemment fait votre propre saint patron d’Assise, avec son loup de Gubbio ?

Je sors de mon bois sombre et arrive à un alpage fréquenté, non par des meutes hurlantes, mais par deux troupeaux : les vaches et les touristes. Je m’approche du Mont Forchat et, naïvement, je me dis que tous ces randonneurs montent aussi vers la statue de saint François. Je trace quand, soudain, une dame tirant un drôle de charriot en haletant m’appelle :
– « S’il vous plaît, madame, c’est où les myrtilles ? »
La tête dans le guidon, je lui réponds que je n’en ai la moindre idée. Mais elle m’a fait sortir de mes rêveries et je découvre à l’instant un tapis de myrtilles à nos pieds. Levant le nez, je vois des milliers de framboises. Elle va remplir son charriot et moi, mon ventre. Je n’avais jamais vu telle abondance de framboises en montagne. Qu’il est bon, ce saint François, d’offrir sur son sommet une telle profusion ! Cela tombe bien : j’avais faim et soif.

Rapidement, j’arrive à une clairière où est bâti un oratoire en rondins de bois où sont célébrées les messes de pèlerinage en juillet.


Encore quelques pas et j’arrive au sommet où fut construit un château en 1305 par les Seigneurs de Faucigny, incendié trois ans plus tard par le conte de Savoie. Aujourd’hui, y trône un saint, c’est la paix.

À St François de Sales
Apôtre du Chablais
La paroisse de Lullin
Reconnaissante
21 septembre 1598
21 septembre 1898
Cette plaque apposée au piédestal rappelle ce que trois paroissiens de Lullin, prénommés François, ont entrepris : ériger une statue ici, 300 ans après que notre missionnaire eut ramené le Chablais au catholicisme. L’art de la reconnaissance pour tout le travail des saints avant nous…
Le lieu est superbe. Saint François aimait ses montagnes.


« Allons toujours
Pour lentement que nous avancions
Nous ferons beaucoup de chemin. »
Cette citation tirée de la lettre CCCLIX écrite à sainte Jeanne de Chantal le 6 août 1606 à Cluses est en exergue sur la table d’orientation du sommet. Aller lentement pour aller loin. Cela me va.





La descente du sommet est relativement raide jusqu’au col d’Encrenaz, 10 min plus bas. Enfin, 15 min, car il y a toujours autant de framboises sur le versant ouest ! Un régal, un réconfort, une joie, un cadeau salésien.

Je dégringole ensuite vers Habère-Poche par d’agréables sentiers sylvestres puis de petites routes. La canicule s’installe sur les Alpes. Je vais donc avoir de plus en plus chaud et titube déjà de soif. J’ai bien encore un peu d’eau, mais mes goûts de sybarite me font bouder mon Camelback. Je rêve d’un jus de fruit. Qu’à cela ne tienne, saint François m’en sort un de derrière les fagots, comme s’il avait compris que ce que femme veut, Dieu veut. Juste avant de rejoindre la D12, dans une cour privée, se tient une vente de produits de la ferme, uniquement le vendredi entre 16h00 et 19h00. J’engloutis mon litron comme un ivrogne et je repars les idées claires et en marchant droit.



J’égrène mon chapelet en repensant à cette croustillante anecdote de la vie de mon saint compagnon de route : saint François, alors déjà évêque d’Annecy, parcourt son diocèse pour rencontrer les gens.
« Un jour quelqu’un se vante de prier sans être distrait !
– Vraiment !? [s’étonne François]. Si vous récitez le Notre Père sans être distrait, je vous donne mon cheval.
– Notre Père, qui êtes aux cieux [commence le brave homme]… Et vous me donnerez aussi la selle ? »5
C’est fou ce que je ressemble au brave bonhomme, incapable d’aligner deux Je vous salue, Marie sans distraction ! Je ne suis pas prête de gagner le cheval de notre évêque. Alors, je continue à pied…

Mon chemin longe le ruisseau des Lavouets par le lac de Crossetaz. Je conviens avec Julien qu’il viendra me cueillir à l’église de Habère-Lullin, terme de cette première journée. J’ai le luxe de savoir où je dormirai ce soir. J’ai le luxe d’être accueillie avec amour par mon mari et nos enfants me feront fête tout à l’heure. François, lui, se voyait claquer la porte au nez. L’on a cherché plusieurs fois à le tuer. Un soir, toujours pendant cette période où il vivait aux Allinges, il partit jusqu’à Thonon, mais l’on ne permit pas qu’il y demeurât pour la nuit, tant sa sécurité était compromise. À contre-cœur, il se mit en route avec son cousin pour rentrer. Mais le froid, le brouillard et la neige eurent raison de leur orientation et ils finirent par se perdre. Ils en furent réduits à marcher pour ne pas se refroidir trop. Arrivés dans un hameau couvert de neige, ils retrouvèrent espoir d’un minimum de chaleur humaine.
« Des rais de lumière s’apercevaient sous les portes closes et par les fentes des volets fermés. Ils frappèrent longuement à une première porte, puis sur une autre, criant, suppliant, hurlant. Les unes après les autres les lumières s’éteignaient. Les sorciers papistes pouvaient retourner vers les enfers dont ils n’auraient jamais dû sortir, pensaient sans doute ceux qui choisissaient de les laisser à la merci de cette nuit mortelle.
« Finalement, la chance sourit aux deux compères frigorifiés. Les villageois avaient cuit le pain peu de temps avant et le four du hameau était encore chaud. Serrés l’un contre l’autre, collés contre la paroi qui leur offrait un peu de cette chaleur qu’on leur refusait, ils attendirent ainsi le lever d’un jour glacial et magnifique qui leur permit de retrouver le confort très relatif de la forteresse. »6
Décidément, les François sont abonnés à la joie parfaite. Ce soir, j’aurai le confort d’une douche plutôt froide pour oublier l’affolement du thermomètre. Ô canicule, quand tu nous tiens ! Les abords du petit lac de Crossetaz et du ruisseau offrent un ombrage apprécié en cette fin de journée.


Je termine l’étape devant le tabernacle de l’église, ouverte, de Habère-Lullin et reste prier et rendre grâce pour ce jour inaugural de mon nouveau projet de pèlerinage pour la France.

La prochaine étape me conduira à un sanctuaire marial que saint François a particulièrement aimé. Devinez lequel… (indice : je vais vers le sud).
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- Aux Éditions Via Romana, avec une préface du Cardinal Sarah ↩︎
- Tournade Michel, Saint François de Sales Aventurier et diplomate, Salvator, 2017, 333p. ↩︎
- id p. 178 ↩︎
- id p. 178-179 ↩︎
- François de Sales la douceur de Dieu, Gaëtan Évrard, Patrick de Gmeline, Éditions du triomphe, p.24 ↩︎
- Tournade Michel, Saint François de Sales Aventurier et diplomate, Salvator, 2017, p.174 ↩︎