22 octobre 2023 – Du IVème au XIIIème siècle à travers le « génie de la haie ».
« Oh ! Comme il eût été salvateur d’opposer une « théorie politique du bocage » aux convulsions du monde. On se serait inspiré du génie de la haie. Elle séparait sans emmurer, délimitait sans opacifier, protégeait sans repousser. L’air y passait, l’oiseau y nichait, le fruit y poussait. On pouvait la franchir mais elle arrêtait le glissement de terrain. »1 Le génie de Tesson déniche une allégorie politique en considérant l’arbrisseau. Il est fort. Le bocage est peut-être, après tout, le génie humain s’inspirant des us et coutumes de la nature pour l’agencer intelligemment et y vivre en harmonie et en paix. C’est cette France-là que j’aime profondément et j’éprouve un malin plaisir à la sillonner silencieusement cet après-midi. Le bocage appelle à l’intimité. La verdure et la vie coulent à flot. Cette beauté m’enchante. La France et son génie propre…
Jouvin et Thomas, mes compagnons d’escapade bocagère, ne se sont pas connus ici-bas. Si Thomas Hélye nous paraît déjà lointain du haut de son XIIIème siècle, Jouvin est son aîné de presque mille ans. Ils ont pourtant arpenté probablement les mêmes haies, les mêmes ruisseaux, les mêmes forêts. Thomas est né vers 1280, Jouvin vers 310. Il semble issu d’une famille aristocratique gauloise représentée au sénat romain. Certaines sources internet présentent Jouvin comme ayant reçu une éducation chrétienne avec ses frères et sœurs, notamment son frère Maximin, évêque de Trèves, et chez qui il aurait rencontré saint Athanase. Mais entre un certain Jouvin né dans le Cotentin et un Jouin ou Jovin ou Jovinus, né dans la région de Poitiers, les confusions sont probables entre ces acteurs d’un lointain IVème siècle. Je ne trancherai pas ces questions historiques, mais il me plaît de mettre mes pas dans ceux de ce saint vénéré ici. Laissons la piété populaire, encore très vivante, s’exprimer dans les méandres des légendes historiques et des histoires légendaires. L’on vient encore aujourd’hui s’imprégner de l’eau de la fontaine de Saint Jouvin pour ses vertus sur les maladies de peau, notamment l’eczéma. Saint Jouvin fait partie de ces saints guérisseurs, souvent appréciés des personnes dont la foi est restée simple et humble. Et l’église accompagne fidèlement ces dévotions, qui nous viennent d’un christianisme antique.
Lovée dans le vallon de la Douve, la minuscule chapelle passe inaperçue au passant étourdi.

Il faut pénétrer dans un champ à côté d’un panneau aux apparences si banales dans notre pays aux racines chrétiennes :

Avec Julien, nous nous approchons.



L’humilité du lieu est flagrante. Depuis que je suis née et que je vis en France, à côté de combien de chapelles semblables suis-je passée, sans me préoccuper le moins du monde de leur histoire ? La France en est remplie. Celle-ci daterait du XVème ou XVIème siècle. La statue représentant une femme présentant à saint Jouvin son enfant est beaucoup plus récente. Il n’y a guère de littérature précise au sujet de ce lieu, ni du saint vénéré ici. Seule la presse locale2 se fait l’échos du pèlerinage annuel qui s’y déroule à la Pentecôte. Quelques centaines de fidèles viennent actuellement. Ils étaient plusieurs milliers dans la première moitié du XXème siècle.
Un peu plus loin, derrière la chapelle, une allée conduit à la fontaine, juste à côté de la rivière.






Fontaine de Saint Jouvin
De la boue sourd une eau claire.
La boue… Qui ne fait pas la grimace en la voyant, en devant condescendre à marcher dedans ? Pourtant, le Christ se servit de la boue pour guérir un aveugle. « Cela dit, il cracha à terre et, avec la salive, il fit de la boue ; puis il appliqua la boue sur les yeux de l’aveugle, et lui dit : « Va te laver à la piscine de Siloé » – ce nom se traduit : Envoyé. L’aveugle y alla donc, et il se lava ; quand il revint, il voyait. » (Jn 9, 6-7) De la boue et de la bave, une pharmacopée sans doute encore à l’étude à l’OMS.
La piété populaire m’interroge parfois, me dérange, voir m’agace. Les intellos embourgeoisés ont tendance à la mépriser. Les gens simples, eux, expliquent que depuis toujours ils viennent dans ce genre de lieu de pèlerinage pour l’eau miraculeuse. « Et ça marche ! » lancent-ils dans leur naïveté déconcertante. L’on regarde souvent de haut leur foi du charbonnier, qui – certes – vire parfois à un paganisme vaguement christianisé. Notamment dans ces contrées aux forêts druidiques.
Pour autant, cette piété populaire plaît à Dieu par l’humilité dont elle rayonne3. Et ici, ni gothique flamboyant, ni baroque chatoyant, ni sermon amphigourique. Ici, les pauvres et les petits viennent pour soigner leur maladie de peau, parce qu’il y a presque 1700 ans un saint y rayonna. Et parce que les pauvres et les petits n’ont pas peur de la boue.


Chapelle Saint Jouvin – Brix – Sud de Cherbourg
L’heure tourne et il me faut partir pour rejoindre Biville ce soir. Julien rentre en voiture, j’engloutis un sandwich et entame ma marche, confiante, pour 18km seulement. Mais ma préparation de l’itinéraire fut faite au dernier moment, me reposant sur ma longue expérience. J’ai confondu avec l’étape de demain, j’en aurai 6 de plus ce soir et je ne l’ai pas encore compris… Qu’importe, le « génie des haies » va me guider.

Un très bel itinéraire m’attend et le soleil brille.





Je commence par me tromper de chemin et me rallonge ainsi d’autant le parcours. Qu’importe, les forêts celtiques, les calvaires antiques, la robe blanche des vaches et la toponymie étrange valent toujours le détour.






Le voilà ce « génie des haies », cet entrelacs de chemins creux où prospèrent la fougère, le lierre et le noisetier. Les voitures sont loin, le pèlerin est aux anges.

« On pouvait la franchir mais elle arrêtait le glissement de terrain » constate Tesson4 en longeant les haies. Quand le chemin se métamorphose en piscine, je franchis le talus et sa haie de ronce et de houx et finis chez les vaches qui me regardent avec leur légendaire regard bovin. Plus loin, il me faudrait une machette pour traverser la broussaille qui s’ajoute aux barbelés. Je rebrousse chemin, passe l’autre talus et rejoins le sentier les pieds au sec. Il a plu avant que je ne marche, pas pendant.
Je poursuis ma route et mon chapelet entre les calvaires qu’on trouve autant au bord des départementales qu’au fond des bois.




J’imagine, autrefois, des petits écoliers se rendant en sabots à l’école, si possible buissonnière, faisant malgré tout un petit signe de croix aux calvaires, tout en grignotant des noisettes. Mes enfants n’ont pas de si beaux chemins pour se rendre à leur école, mais ils saluent Jésus aux calvaires et ne manquent pas de rappeler à papa et maman de le faire si d’aventure ils l’auraient oublié.
L’heure tourne. Mes six kilomètres surnuméraires m’attendent gentiment au crépuscule. La fraîcheur tombe, le soleil s’écroule dans la Manche. Je m’approche de la mer et pensais même m’offrir un petit détour par les dunes de Biville et y revoir le superbe panorama du soleil couchant. Mais le devoir d’état m’appelle : trois enfants encore petits nécessitent ma présence. Je finis donc l’étape avec la pénombre et une côte, mais en courant. Mes entraînements à mon club d’athlétisme paient…



J’ai retrouvé Biville et le bienheureux enseignant Thomas Hélye à qui je confie la scolarité de mes trois bambins. Le feu crépite dans la cheminée chez mon frère. Claire boude son saumon-tagliatelles.
– Maman, pourquoi les mamans font-elles des penneninages ?
Demain, je me plongerai dans l’histoire du débarquement où des héros étrangers sont venus contribuer à nous débarrasser de l’ennemi et me rendrai dans une magnifique abbaye pour y découvrir de nouvelles figures de saintes et de génie normands…
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- Sylvain Tesson, Sur les chemins noirs, Gallimard, 2016, p.136 ↩︎
- France Bleu, Ouest France, La Manche libre ↩︎
- La piété populaire 9. La locution « piété populaire » désigne ici les diverses manifestations cultuelles de nature privée ou communautaire qui, dans le cadre de la foi chrétienne, s’expriment d’abord, non pas selon les formes de la sainte Liturgie, mais en empruntant des aspects particuliers appartenant en propre au génie d’un peuple ou d’une ethnie, et donc à leur culture.
La piété populaire, définie très justement comme un « vrai trésor du Peuple de Dieu », « traduit une soif de Dieu que seuls les simples et les pauvres peuvent connaître. Elle rend capable de générosité et de sacrifice jusqu’à l’héroïsme, lorsqu’il s’agit de manifester la foi. Elle comporte un sens aigu d’attributs profonds de Dieu: la paternité, la providence, la présence amoureuse et constante. Elle engendre des attitudes intérieures rarement observées ailleurs au même degré: patience, sens de la croix dans la vie quotidienne, détachement, ouverture aux autres dévotions ». (Directoire sur la piété populaire et la liturgie – 2001)
Puis le paragraphe 279 et suivants sur les pèlerinages ↩︎ - Sylvain Tesson, Sur les chemins noirs, Gallimard, 2016, p.136 ↩︎